Juin 2025En cas de troubles dépressifs majeurs, quasiment un patient sur deux dit perdre l’appétit. Une équipe de chercheurs chinois a exploré les liens entre la perte d’appétit de ces patients, la perte de plaisir, la perte de motivation alimentaire comportementale et la moindre attention portée aux stimuli alimentaires. Elle a identifié un
marqueur neuronal potentiel pouvant signer la perte d’appétit. Explications.
Le changement d'appétit a longtemps été reconnu comme une caractéristique importante du trouble dépressif majeur :
48 % de patients disent en souffrir, tandis que 35 % de patients rapportent un appétit accru. Cette altération de l’appétit semble liée à
l’anhédonie du patient, à savoir son incapacité à ressentir des émotions positives lors de situations de vie dans lesquelles il prenait auparavant plaisir.
Le choix des LPP comme marqueur cérébral
En réponse à une stimulation, le système nerveux modifie son potentiel électrique. Ces signaux électriques, appelées potentiels évoqués, peuvent être enregistrées par électroencéphalogramme. Il existe différents types de potentiels évoqués, dont le
potentiel positif tardif (Late Positive Potentiel, LPP) utilisé comme marqueur
de la réactivité émotionnelle et de la régulation de l'anhédonie dans de précédentes études. Par exemple, les patients atteints de troubles dépressifs majeurs présenteraient
une moindre amplitude de ces LPP face à des stimuli émotionnels visuels (gratifiants, menaçants et de colère), suggérant un moindre engagement cognitif. Idem face à des stimuli positifs ou en situation de jeu : plus l'anhédonie est sévère, plus l’amplitude des LPP est faible.
D’où l’idée testée par les chercheurs : l’électroencéphalogramme, et plus précisément les LPP, pourraient-ils servir de
biomarqueur de la sévérité de la perte d'appétit chez les personnes souffrant de troubles dépressifs majeurs ?
Perte d’appétit… et de plaisir
Pour répondre à la question, les chercheurs ont recruté
157 sujets : 50 témoins en bonne santé, 52 patients dépressifs avec un appétit réduit et 49 patients dépressifs sans perte d’appétit [1].
Alors que les deux groupes de patients (avec ou sans perte d’appétit) ne différaient pas en termes de sévérité de la dépression, ceux présentant une diminution de l’appétit obtenaient les moins bons scores sur l’échelle DARS (Dimensional Anhedonia Rating Scale), un outil d’auto-évaluation de l’anhédonie qui reflète la motivation, l’effort et le plaisir dans quatre domaines, dont l’alimentation. Les patients sans perte d’appétit affichaient des scores intermédiaires, inférieurs aux témoins mais supérieurs aux patients dépressifs avec perte d’appétit.
Une moindre motivation alimentaire
Étape suivante : l’évaluation comportementale de la
motivation alimentaire des 157 participants. En pratique, il leur était demandé de regarder 60 images : 30 images neutres (bateau, tasse…) et 30 images alimentaires (hamburger…), dans un ordre randomisé, avec une pause toutes les 20 images (Figure 1). Chaque image devait être évaluée selon deux dimensions sur une échelle de 1 à 9 : sa valeur émotionnelle (1 = émotion très négative et 9 = très positive) et le niveau d’excitation émotionnelle qu’elle procurait (1 = totalement calme et 9 = très excitant). L’expérience montre que les témoins affichaient les scores les plus élevés dans les deux dimensions, suivis des dépressifs sans perte d’appétit ;
les patients souffrant de troubles dépressifs majeurs associés à une perte d’appétit obtenaient les scores les plus faibles, soulignant une motivation alimentaire bien plus faible dans les tests comportementaux.
Des modifications dans le traitement attentionnel
En parallèle, l’activité des ondes LPP de tous les participants était mesurée par électroencéphalogramme. Alors que les témoins sains affichaient une réponse neuronale globalement plus élevée aux stimuli alimentaires comparativement aux images neutres, les patients dépressifs avec perte d’appétit présentaient une amplitude des LPP atténuée. Ainsi, ces patients accorderaient
moins d’attention aux stimuli alimentaires.
Enfin, une
technique d’imagerie a été utilisée pour explorer l’activité cérébrale à l’origine des LPP. Ses résultats indiquent
des activités spécifiques chez les patients présentant une perte d’appétit : activité légèrement moindre (à la limite de la significativité) dans le
gyrus frontal moyen comparativement aux témoins ; une moindre activité dans le gyrus lingual, le cunéus, le lobe occipital inférieur et moyen et le gyrus occipital inférieur comparativement aux patients sans perte d'appétit.
Au regard de ces résultats mais également de travaux antérieurs, les auteurs émettent une
hypothèse : les patients dépressifs souffrant d’une perte d’appétit pourraient présenter un
moindre engagement du réseau attentionnel préfrontal dans la régulation des réponses émotionnelles aux images alimentaires. Une
altération de leur activité occipitale (plutôt qu’un dysfonctionnement isolé du lobe occipital)
pourrait refléter des modifications du traitement attentionnel. Néanmoins, le nombre limité de patients suivi (et encore plus limité de données exploitables) ainsi que la non prise en compte, pour les femmes, des influences hormonales (ex : cycle menstruel) limitent les résultats.
Un biomarqueur de la perte d’appétit…
Dernière étape : examiner la faisabilité de l'utilisation de LPP comme biomarqueur potentiel pour évaluer le degré de perte d'appétit chez les patients atteints de troubles dépressifs majeurs.
Et ce, en étudiant la corrélation entre le degré de diminution de l’appétit mesuré par l’échelle DARS alimentaire et l’amplitude des LPP. Après contrôle de l’âge, du sexe et de l’IMC, l’amplitude des LPP montrait une association modérément positive avec le score DARS alimentaire. Ainsi,
une augmentation de l’amplitude des LPP était associée à une motivation accrue pour la nourriture. Les LPP pourraient donc être un indicateur neuronal pour évaluer l’ampleur de la perte d’appétit chez les patients atteints de trouble dépressif majeur avec perte d’appétit.
… voire un prédicteur ?
Bien que certains patients n’aient pas signalé de modification de l’appétit, l’expérience montre un
écart entre leur ressenti (score DARS alimentaire)
et les réponses mesurées face aux images (scores de motivation et LPP). Ce qui soulève une question : l’état clinique et les symptômes somatiques de ces
patients dépressifs dont l’appétit reste normal mais dont les scores émotionnels liés à la nourriture sont plus faibles, pourraient-ils
se détériorer avec le temps ? Autrement dit,
ces altérations pourraient-elles servir de biomarqueurs prédictifs précoces de l’aggravation des symptômes dépressifs ? Autant de questions encore sans réponses.
Une croix blanche apparaissait au centre d’un écran gris pendant une durée aléatoire de 1,5 à 2 secondes, suivie de l’affichage d’une image pendant 2 secondes. Après la disparition de chaque image, les évaluations auto-rapportées de la valeur émotionnelle ou « valence » (1 = très négatif et 9 = très positif) et du niveau d’excitation émotionnelle – ou « arousal » – qu’elle procurait (1 = totalement calme et 9 = très excitant) étaient présentées séparément, les participants disposant de tout le temps nécessaire pour affecter une note. La tâche comprenait un total de 60 images, réparties en 3 blocs, chacun contenant 20 images.
[1] Il est à noter que l’expérience a volontairement écarté les patients dépressifs dont l’appétit était accru pour se focaliser sur la perte d’appétit, soit un seul sous-type des troubles dépressifs majeurs.