"Au restaurant, le dessert reste une valeur fondamentale dans un univers en profonde mutation"

Interview de Bernard Boutboul

Interview de Bernard Boutboul | Cultures Sucre

Septembre 2024

Expert de la consommation alimentaire hors domicile, le cabinet Gira accompagne les acteurs de la restauration dans leurs stratégies marketing et de développement. Son président, Bernard Boutboul, évoque les attentes et comportements qui redistribuent les cartes du restaurant tout en réaffirmant la place du sucré sous toutes ses formes.

Comment évolue actuellement le secteur de la restauration ?

Nous assistons depuis plusieurs années à un véritable virage générationnel. Les multiples études que nous réalisons montrent que ce n’est pas une simple tendance mais un mouvement de fond, et les comportements que l’on voit émerger pourraient bien se généraliser et devenir la règle dans les deux décennies à venir... La césure s’effectue chez les consommateurs autour de 35-40 ans. Au-dessus de cet âge pivot, ils continuent à avoir une approche « classique » du restaurant, reproduisant les comportements des générations précédentes. En revanche, les clients issus de ce que j’appelle la génération Z[1] « élargie » adoptent des codes inédits et très perturbants pour les acteurs historiques du secteur qui doivent répondre en même temps aux attentes de deux catégories de clients très différentes.

Comment ces nouveaux comportements se manifestent-ils ?

Le fractionnement de la prise alimentaire sur la journée et la déstructuration des repas s’expriment particulièrement dans la consommation hors domicile. Les nouveaux consommateurs ne conçoivent pas la réservation, par exemple. Ce sont aussi de grands zappeurs, plutôt infidèles. Ils n’ont plus leur « restaurant habituel » comme on le voyait auparavant. Ils délaissent les annuaires et guides de référence au profit du bouche à oreille des réseaux sociaux. Ils privilégient le paiement digital, y compris pour le pourboire dont l’usage s’était perdu mais que certaines applications ont réintégré en le proposant au moment de régler la note. Enfin, et avant tout, ils ne viennent pas au restaurant simplement pour manger mais pour vivre une expérience. Au-delà du « c’était bon », ce qui compte c’est « ce qu’il s’est passé ». La satisfaction repose entièrement sur la dimension émotionnelle, qui est elle-même la résultante de l’expérience vécue.

Quels sont les marqueurs d’une « bonne » expérience ?

Le sentiment d’avoir vécu une expérience repose sur un triptyque précis. Tout d’abord, le lieu : la décoration, la lumière, l’ambiance sonore, les odeurs... Par exemple, on a constaté qu’un parfum de café flottant dans une pizzeria est perçu par le consommateur comme le premier gage d’une expérience positive. En négatif, une porte d’entrée trop lourde à pousser laisse présager que l’addition le sera aussi. Vient ensuite l’assiette. L’intérêt se porte autant sur le contenu que sur le contenant, surtout s’il présente des formes et des matières en rupture avec la vaisselle traditionnelle. Mais aussi sur la finition du plat devant le client, par exemple avec une découpe, un flambage ou en versant un filet de café chaud sur des boules de glace. Pourquoi ? Parce que cela crée des images et des situations « instagrammables », des expériences à partager sur ses réseaux.

Enfin, le troisième levier réside dans le contact avec le personnel. Les clients ont besoin d’être conseillés, chouchoutés, de sentir une touche de bienveillance ou de complicité... C’est une mutation importante pour les métiers de la salle car elle implique de privilégier le « savoir-être » plutôt que le « savoir-faire ». Nous sommes convaincus que cette attente va devenir prédominante, ce qui commence à poser question au niveau des filières de formation car les référentiels traditionnels ne correspondront plus, à terme, aux besoins largement majoritaires du marché.

Vous recommandez de « scénariser » le repas. Qu’entendez-vous par là ?

La scénarisation implique de travailler soigneusement toutes les étapes du service. À la différence du restaurant immersif, qui s’apparente plus à un repas-spectacle, le restaurateur doit pousser la théâtralisation jusqu’au bout, sans se limiter au décor, tout aussi spectaculaire ou étonnant soit-il. Cela commence dès l’amont (image et personnalité de l’établissement) puis l’entrée dans les lieux et le déroulement du repas jusqu’au départ qui contribue au souvenir que l’on va garder. Il faut savoir faire des propositions au consommateur (informations sur les ingrédients, anecdotes sur l’environnement culturel ou historique de l’établissement, conseils d’accords mets/boissons...) et, autant que possible, lui passer la main afin qu’il contribue, lui-même, à personnaliser son expérience. Par exemple, en lui laissant la possibilité d’ajouter ou retirer un ou plusieurs ingrédients, pour se faire plaisir ou pour d’autres raisons : allergies, aversions ou préférences alimentaires...

C’est alors au personnel de proposer les adaptations possibles, comme la déclinaison d’un plat traditionnel en version végétarienne où l’on remplace les protéines animales par des protéines végétales. Autre tendance de fond, la génération Z « élargie » consomme peu d’alcool au restaurant. Ils sont notamment fans de cocktails sans alcool ou faiblement alcoolisés. Il est alors intéressant de proposer une offre de mocktails[2], sirops à l’eau et autres sodas en privilégiant des recettes maison et originales (herbes, épices, accords fruits et légumes...).

Quelle est la place du dessert dans cette nouvelle donne ?

Le dessert reste une valeur fondamentale qui traverse les générations. Au restaurant, les Français sont trois fois plus « plat-dessert » que la moyenne européenne, cinq fois plus que le reste du monde. Tout en étant de plus en plus attentifs à leur équilibre alimentaire, ils considèrent le hors domicile comme un espace de liberté où l’on veut se faire plaisir, quitte à être moins vigilant sur les principes que l’on applique à la maison. De plus, nos compatriotes aiment le sucré sous toutes ses formes mais ils restent plutôt traditionnels dans leur consommation de desserts au restaurant (moelleux, crème brulée…)

Côté tendances, le cheesecake fait actuellement une belle percée (comme le tiramisu il y a quelques années) et l’association « café + sucré » reste très appréciée, comme en témoigne le succès du café gourmand. Là encore, l’interaction avec le consommateur est un atout, par exemple en lui laissant la possibilité de choisir les éléments de son café gourmand. Nous encourageons également les restaurateurs à développer le concept d’affogato[3] à la française, qui permettrait de renouveler le concept, ou encore de créer un intermédiaire entre le café gourmand et le spéculoos accompagnant la tasse de café... Pourquoi pas, une mini part de tarte ? Si le désir de finir le repas sur une note sucrée reste profondément ancré, il est encore plus présent chez les jeunes consommateurs. Sans oublier qu’une touche de sucré peut, le cas échéant, aider à faire passer la note si on la trouve un peu salée...

[1] La génération « Z » désigne officiellement les personnes nées entre 1997 et 2010 mais la catégorie reste sociologiquement cohérente si l’on y intègre les personnes nées dans les années précédentes.
[2] Cocktails sans alcool.
[3] L’affogato est un dessert italien constitué d’une boule de glace à la vanille plongée dans une tasse de café, mais cette recette peut être déclinée avec d’autres ingrédients et de multiples manières.

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