Décembre 2022
– Et si nous dinions suspendus dans le vide ou sous la mer ?
– Avec plaisir, je prends mon casque de réalité virtuelle.
– Pas besoin, on peut aussi le faire « en vrai ».
– ???
– Hé oui, grâce à des restaurants innovants qui modifient notre expérience du repas en jouant sur nos perceptions.
– Parfait, allons-y !
Jouer l’emprise des sens
Un « restau surprise » est toujours une bonne nouvelle, mais quand le concept de l’établissement est, en lui-même, une sacrée surprise, la sortie devient une expérience hors normes. Le chef triplement étoilé Paul Pairet est considéré comme un pionnier du genre avec son restaurant Ultraviolet, ouvert en 2012 à Shangaï (Chine). La table, limitée à dix convives, est encerclée de panneaux de projection ou des images et vidéos forment un continuum immersif. Chacun des 22 plats qui composent le menu est introduit par une séquence visuelle, puis la dégustation est ponctuée de sons (bruits, musique), d’odeurs, parfois d’une invitation à utiliser ses doigts. Selon son concepteur, « il ne s’agit pas d’un dîner spectacle » mais d’un véritable protocole de dégustation où « le conditionnement psychologique est important » et où « l’ambiance multisensorielle se met au service du plat servi. »
En France, l’enseigne de restauration Dans le noir ? propose une expérience inverse. Au lieu de sursolliciter les sens, il en supprime un : la vue. Les convives réunis autour d’une table unique sont plongés dans l’obscurité totale pendant tout le repas, où ils sont servis par des personnes mal- ou non-voyantes. Le mangeur est alors conduit à mobiliser tous ses autres sens pour appréhender et apprécier ce qu’il déguste. Le défi est bien connu des fans de l’émission Top Chef (M6) dont l’épreuve de la « boîte noire » est un grand classique. À la différence du concours télévisé, le restaurant ne demande pas aux convives de reproduire les plats, mais le parcours de découverte de l’assiette est tout aussi passionnant et excitant que pour des chefs aguerris.
Servir des valeurs éthiques et responsables
Pour l’équipe qui en est à l’origine, le concept Dans le noir ? ne se limite pas à surprendre et à « réveiller des sens endormis ». Il se double d’une expérience humaine car la situation incite les gens à prendre conscience de l’état de cécité, à se rapprocher des autres et à réévaluer les conventions sociales. « Le fait d’être à table dans l’obscurité avec des inconnus nous pousse à faire connaissance en oubliant les aprioris… On s’en rappellera ! », confirme un convive à la sortie de l’établissement parisien.
Dans une autre démarche, le restaurant végétarien Ora, installé à Paris dans une ancienne caserne de pompiers, propose aux clients de manger à même la table (recouverte de papier sulfurisé). Dans une chorégraphie gestuelle bien réglée, le chef et les serveurs y composent les plats directement devant les clients de manière à former un tableau coloré. Mais là aussi, l’intention dépasse le show culinaire. L’absence d’assiettes est un premier signe de la volonté de « concilier le festif et le responsable » car la plonge, ainsi réduite au minimum (verres, couverts, ustensiles), utilise beaucoup moins d’eau. Les fruits et légumes de saison, l’approvisionnement en circuits courts, la gestion du gaspillage et la décoration à base d’objets chinés contribuent à faire du lieu « une invitation à des modes de consommation différents, altruistes et durables ».
20 000 lieues sous les mets
Les restaurateurs ont toujours rivalisé d’imagination pour se distinguer des établissements traditionnels, mais les concepts émergents semblent vouloir dépasser cet objectif. Tantôt pour faire passer des messages citoyens aux consommateurs (lire à ce propos notre interview de Chef Damien, créateur du site 750g et du restaurant homonyme), tantôt pour magnifier la cuisine servie en y ajoutant des ingrédients extra-culinaires. Dans ce domaine, les restaurants immersifs rivalisent d’audace. Under the sea propose une plongée en eaux profondes hyper réaliste. Grâce à des effets spéciaux empruntés au cinéma, les convives mangent au milieu des récifs, poissons, méduses, cétacés et des courants marins qui traversent l’espace du sol au plafond, y compris les tables transparentes… Au-delà de l’effet « waouh » garanti, la scénographie se met au service d’une cuisine entièrement dédiée aux produits de la mer.
On retrouve cette idée dans l’univers d’inspiration japonaise de Kodawari Ramen, qui propose à Paris deux restaurants immersifs. L’un reproduit l’ambiance typique des ruelles étroites bordées de minuscules bars et restaurants (Yokochō), l’autre nous propulse au cœur de l’historique marché aux poissons de Tokyo (Tsukiji). Objectif : faire découvrir aux occidentaux la dimension gastronomique et la diversité du ramen, plat traditionnel du Japon servi dans un bol que l’on peut ainsi apprécier « dans son jus ». Dans un tout autre paradigme, le restaurant Chez Monix reconstitue à deux pas de Paris (Asnières-sur-Seine) une authentique station de ski des années 60 où l’on peut dîner dans un chalet en bois ou dans des télécabines. Une parfaite mise en condition pour apprécier les raclettes, fondues et autres spécialités montagnardes qui composent la carte.
Ça balance pas mal au restau…
Le temps du repas peut-il suspendre son vol ? À Lucerne, en Suisse, on peut tenter sa chance en accomplissant la montée et la redescente du Mont Rigi (1 797 m) dans une cabine de téléphérique transformée en restaurant, uniquement en période estivale. Encore plus étonnant, Dinner In The Sky est un restaurant éphémère itinérant, constitué de huit tables entourant une cuisine ouverte où officie un chef étoilé… le tout suspendu à une grue, à 50 mètres du sol au-dessus d’un site touristique. La table a déjà été dressée dans une soixantaine de pays dont deux fois en France, dans le Jardin des Tuileries (Paris) et sur le bassin d’Arcachon. À couper le souffle, mais pas l’appétit…
Ancrer le souvenir, partager l’expérience
La science a commencé à se pencher sur l’impact de l’environnement sur la perception de l’alimentation. « Avant même que la nourriture soit dans la bouche, notre cerveau a déjà formé un jugement sur elle, ce qui affecte l’ensemble de notre expérience alimentaire », notait dès 2013 une étude de psychologie expérimentale réalisée à Oxford. En France, l’Institut Paul Bocuse de Lyon, école dédiée aux métiers de l'hôtellerie et de la restauration, a doté son Centre de recherche d’un restaurant expérimental, le « Living Lab », où l’on étudie les comportements du mangeur en fonction des modifications de l’environnement. « Nous avons constaté qu’un simple changement dans le décor de la table modifie l'état émotionnel et la satisfaction liée aux aliments, explique Agnès Giboreau, directrice de la Recherche. Pour un même repas, le plaisir éprouvé est supérieur lorsque le mangeur est placé dans une ambiance blanche, où il se sent détendu ; à l'inverse, le plaisir sera inférieur dans une ambiance rouge, perçue comme une source de tensions. »*
On comprend aisément l’impact qu’une expérience en immersion spectaculaire peut avoir sur la perception du repas servi et, par conséquent, sur le plaisir éprouvé. Les réactions de convives semblent accréditer cette thèse, comme en témoigne le Livre d’or de l’Ultraviolet. « Nous avons passé une soirée troublante qui restera un grand moment pour mes sens. Quelques jours après, je reste toujours habité », y a inscrit le grand chef Alain Passart ; « Mes premières larmes dans un restaurant, des larmes de gourmandise et de magie ! » y confie une autre convive, visiblement émue.
Au-delà de la stimulation émotionnelle, les effets des propositions les plus radicales en restauration n’ont, à notre connaissance, pas encore été étudiés. Quelles modifications de perceptions se produisent véritablement chez le mangeur suspendu à une grue ou plongé en immersion virtuelle ? En revanche, le marketing nous donne un éclairage. « On est passé de la "séduction" à la "sensorisation", explique Julien Billard, directeur des partenariats de l’agence de marketing expérientiel Globe Groupe. Il faut aujourd’hui accompagner l’acte d’achat ou de consommation en amont, pendant et, surtout, après l’acte. Par exemple, pour un restaurant, l’enjeu est de susciter le désir, d’accompagner le consommateur de l’entrée jusqu’à la prise de dessert, de marquer sa mémoire, de lui donner l’envie de revenir et, surtout, de partager l’expérience avec sa communauté. Solliciter les sens permet de toucher l’inconscient et d’obtenir cet effet continu de séduction/re-séduction. » Reste que pour laisser un souvenir indélébile à leurs convives, les chefs et restaurateurs les plus audacieux savent que c’est la cuisine, elle-même et avant tout, qui doit être à la hauteur…
* Source : Grain de sucre, n°31, septembre 2013, éd. Cultures Sucre.