Avril 2025La betterave sucrière occupe une place à part dans les exploitations agricoles où elle se distingue des autres grandes cultures. Au-delà de son cycle cultural, elle fait l’objet d’attentions tout au long de l’année, comme en témoignent deux planteurs que nous avons rencontrés.
Une culture jeune, généreuse... mais exigeante
La première singularité de la betterave sucrière est historique. Alors que le blé, l’orge, le maïs ou le soja plongent leurs racines aux origines de l’Humanité, la betterave sucrière est une culture récente. Elle a démarré au 19e siècle puis a connu son essor au siècle suivant. Elle est si jeune que des non-initiés peuvent encore la confondre avec la betterave rouge ou avec la betteravière fourragère. Que les choses soient claires : on parle ici de la betterave à racine blanche, héritière de la betterave dite « de Silésie » dont il existe aujourd’hui de nombreuses variétés capables de contenir 15 % à 20 % de leur poids en sucre.
La betterave sucrière est une plante pleine de ressources mais qui présente des exigences pour donner le meilleur d’elle-même. À commencer par le sol et le climat. Son spot idéal ? Des terres profondes, riches en matières organiques et bien drainées ainsi qu’un climat tempéré, assez humide d’avril à septembre et suivi de périodes ensoleillées en automne. C’est pourquoi elle s’est développée dans la partie Nord et Est de la France où elle a imposé ses atouts agronomiques (assolement et rotations culturales), économiques (diversification des productions et sécurisation des revenus), territoriaux : (contribution au tissu agro-industriel local) et stratégiques, grâce à ses débouchés alimentaires et non alimentaires (sucre, alcool traditionnel, bioéthanol, aliments pour animaux...).
Le sol donne le « la »
En France, les semis sont réalisés après les gelées, en mars jusqu’à la mi-avril, puis la récolte commence fin septembre/début octobre et s’étend jusqu’à la fin de l’année. « En réalité, le travail commence bien en amont, dès le mois d’août de l’année précédente, explique Jean Lefèvre, agriculteur dans l’Oise. Ainsi, la préparation du sol, qui est un facteur encore plus déterminant pour la betterave sucrière, va nous occuper jusqu’aux semis. » La première démarche consiste à apporter sur la parcelle des engrais naturels tels que du compost ou des coproduits issus des sucreries et distilleries locales (écumes, vinasses). Comme le précise Gérard Lorber, dont l’exploitation est située dans le Bas-Rhin, « nous utilisons beaucoup de digestats [1] de méthanisation, qui est une filière de valorisation des déchets verts très développée sur notre territoire. »
La parcelle est alors prête à accueillir un engrais vert, mis en place sous la forme d’une culture intermédiaire à cycle court : pois, fèverolles, fourrage, sarrasin, moutarde... L’objectif est double. D’une part, protéger le sol pendant la période d’interculture, ce qui limite l’érosion et favorise le maintien de la biodiversité. D’autre part, capter l’azote et la potasse du sol via les racines, afin de rendre ces nutriments disponibles pour la culture suivante. De plus, les cultures intermédiaires sont broyées et laissées sur place : leur décomposition contribue à nourrir le sol.
Vient ensuite le travail de labour, en décembre, qui vise à aérer le sol sur environ 15 cm de profondeur. Cette opération permet aux vers de terre de créer leurs galeries, favorise l’infiltration de l’eau et crée une structure homogène, sans obstacle, où la racine va pouvoir croître de manière régulière. « C’est un facteur très important car des racines fourchues compliquent considérablement la récolte, les opérations d’extraction du sucre et entraînent des pertes de rendement », souligne Jean Lefèvre.
La bonne graine au bon endroit
Le temps de passer les fêtes de fin d’année, et les planteurs sont déjà de retour sur le terrain. Le mois de janvier est consacré aux analyses de sols qui, à la manière d’un bilan sanguin pour nous, dressent un état précis du terrain. Comme le détaille Jean Lefèvre, « on mesure le pH [2] du sol, la concentration en une quinzaine d’éléments minéraux ainsi que la teneur en matière organique et l’indice d’activité biologique (AB), qui sont des bons indicateurs de santé du sol, ou encore l’azote, le phosphore, la potasse et la magnésie, qui sont des facteurs de fertilité. » Les résultats des analyses déterminent la nature et les quantités d’amendements minéraux qui seront apportés au sol, en février, sous forme liquide (azote) ou solide (phosphore, potasse, magnésie...).
C’est à cette période que les planteurs choisissent les variétés de betteraves qu’ils vont semer. L’objectif est de choisir les variétés les plus résistantes aux agresseurs (maladies, parasites), sachant que la nature des menaces varie en fonction de multiples paramètres : zones de production, spécificités locales, espèce cultivée l’année précédente, conditions météorologiques de l’année... Des choix rendus encore plus complexes par les évolutions du climat. « Depuis plusieurs années, dans les Hauts-de-France, nous avons de moins en moins de constantes au niveau des conditions climatiques et des risques qui y sont associées », note Jean Lefèvre. Toutefois, ce constat reste plus nuancé dans l’Est de la France où le climat continental offre plus de stabilité. « Les hivers froids favorisent la structure des sols et aident à maîtriser les parasites, confirme Gérard Lorber. De plus nous avons la chance de pouvoir travailler en système irrigué, grâce à l’importante ressource en eau du bassin rhénan. C’est pourquoi notre terroir, bien que moins profond que dans le Nord, est bien adapté aux cultures exigeantes comme le maïs et la betterave sucrière. »
Avant de semer les betteraves, les planteurs apportent la touche finale au terrain. « C’est un travail du sol très fin, sur 7 cm, indique Jean Lefèvre. L’idéal est que la motte de terre la plus grosse soit d’un diamètre inférieur à celui de la graine, sauf si l’on attend de la pluie dans les jours suivants, auquel cas la granulométrie peut être moins fine ». En écho, Gérard Lorber, insiste sur la précision des semis, soit « une graine tous les 17 cm, à une profondeur de 2,5 cm et avec un espacement de 45 ou 50 cm entre deux rangs. Cela nécessite d’utiliser des semoirs d’une grande précision, et nous affinons en permanence les réglages. » Cette manière de semer les betteraves sucrières n'est pas sans évoquer les pratiques du maraîchage, ce qui est sans doute à l'origine du nom de « planteur » qui désigne les agriculteurs betteraviers.
Une culture stratégique dont la sécurisation commence sur le terrain
Depuis la levée des graines jusqu’à la récolte, la culture fera ensuite l’objet d’une surveillance constante, quasi-quotidienne. Au-delà du désherbage, les apparitions de maladies et de ravageurs sont au centre des attentions car elles nécessitent de réagir en temps réel. L’agriculteur s’appuie pour cela sur son savoir-faire agronomique, sur la connaissance des conditions pédoclimatiques de ses parcelles et sur des outils d’aide à la décision. Les algorithmes spécialisés permettent à la fois de prévenir les infestations et, si besoin, d’intervenir avec une grande précision (de l’ordre du centimètre) sur les plantes touchées. « Les invasions de pucerons responsables des jaunisses de la betterave sont, dans ce domaine et depuis plusieurs années, devenues un enjeu absolument prioritaire, voire de survie, pour les agriculteurs comme pour l’ensemble de la filière betterave-sucre », soulignent nos interlocuteurs (consultez ici notre article à ce sujet).
La fin du mois de septembre sonne le démarrage de la campagne sucrière. La récolte et l’acheminement des betteraves vers la sucrerie va s’étaler sur plusieurs semaines, voire jusqu’à trois mois, de manière fractionnée. Une période au cours de laquelle l’agriculteur doit organiser son travail en fonction d’un calendrier déterminé à la fois par les conditions météorologiques et par les besoins en approvisionnements de la sucrerie. Comme le résume Jean Lefèvre, « la betterave sucrière nécessite quatre à cinq fois plus de temps qu’une céréale, et cela uniquement pour le travail sur le terrain. Si l’on y ajoute les tâches administratives et de gestion d’une culture contractualisée avec des engagements de quotas et qualité, cela se traduit par une bonne capacité d’adaptation et par de très grosses journées travail ! Et encore plus en période de récolte où les journées n’ont pas d’heure ! »
Un tel engagement ne saurait être consenti sans avantages en retour. Ainsi, la betterave sucrière joue un rôle clé dans les exploitations en polyculture et polyculture-élevage des zones de production sucrière. « Elle nous permet de diversifier les productions et de minimiser les risques, conclut Gérard Lorber. Elle s’inscrit très bien dans les rotations culturales. Par exemple, dans notre région Est, pour "casser" le cycle du maïs. Même si on a connu des moments compliqués ces dernières années, la betterave reste une culture rémunératrice sur le long terme et associée à une filière structurée. C’est aussi une culture passionnante et gratifiante pour celles et ceux qui s’y consacrent. Enfin, faire de la betterave sucrière c’est aussi contribuer aux enjeux de souveraineté alimentaire et énergétique de notre pays... à condition qu’on nous laisse les moyens de la produire ! » Du cycle cultural (de la betterave) au cycle de vie (de la société), le sillon a toutes les raisons d’être entretenu avec soin et sur la durée.
[1] Résidus solides des végétaux utilisés pour la production de biogaz.
[2] Indicateur d’acidité/basicité du sol dont l’équilibre favorise le développement microbien et la fertilité.