Septembre 2024
 l’âge de la diversification alimentaire, le refus de certains aliments et l’acception d’un nombre restreint d’aliments peuvent être passagers. Mais s’ils s’installent dans la durée, ils peuvent signaler un trouble du comportement alimentaire appelé « ARFID » qui risque d’impacter la santé dès l’enfance puis tout au long de la vie. Explications.
« Je m’occupe d’enfants qui s’alimentent mal... » C’est ainsi que se définit la professeur Véronique Abadie, médecin pédiatre à l’Hôpital Necker-Enfants malades de Paris.* Son expérience de praticienne l’a conduite à étudier et mieux faire connaître un trouble alimentaire récemment caractérisé (2013) mais qui existait déjà auparavant et qui se distingue des autres troubles en lien avec l’alimentation telles que l’anorexie ou la boulimie. La dénomination d’origine anglaise (Avoidant Restrictive Food Intake Disorder) a donné l’acronyme ARFID qui désigne, en Français, un « trouble évitant, sélectif et restrictif de l’ingestion alimentaire ».
La professeure Abadie a été invitée à présenter ses travaux et les dernières connaissances scientifiques sur l’ARFID dans le cadre de la Journée annuelle Benjamin Delessert 2024. Elle y a exposé les caractéristiques cliniques de cette pathologie encore peu connue du grand public mais bien présente chez certains enfants.
- Le premier symptôme est une aversion sensorielle pour l’alimentation (certaines textures, goûts, couleurs).
- Le second est un manque d’intérêt chronique pour l’alimentation ou un « petit appétit ».
- Le troisième est une peur vis-à-vis d’un risque associé à l’alimentation, que ce soit un risque de vomissement, d’étouffement, de fausses routes ou de douleur après avoir mangé.
- Le tout aboutit à une alimentation réduite en choix d’aliments et/ou en quantité.
Un propos illustré par quelques exemples d’alimentation restreinte. Un enfant de cinq ans qui se nourrit exclusivement de chocobons™, de jus de pomme et de crêpes d’une seule marque, puis qui exprime sa peur de vomir et dit n’avoir jamais faim. Un autre, à quatre ans, ne mange que des gressins et du fromage de chèvre. Un autre, au même âge, s’alimente uniquement avec six à huit biberons de lait par jour. Ou encore un adolescent de treize ans qui ne mange que de la purée en flocons depuis l’âge de trois ans...
Une maladie aux conséquences multiples
L’ARFID touche autant les filles que les garçons, ce qui est exceptionnel pour un trouble du comportement alimentaire. C’est seulement à partir de trois ans, autrement dit à l’âge où la diversification alimentaire doit en principe être acquise, que l’on peut identifier les premiers signes d’ARFID. Les symptômes qui apparaissent dans l’enfance peuvent ensuite s’accentuer à l’adolescence puis se prolonger dans la vie adulte. Autre spécificité, les préoccupations corporelles (poids, image du corps) sont absentes chez les personnes atteintes d’ARFID, contrairement à d’autres troubles alimentaires comme l'anorexie ou la boulimie.
Enfin, pour pouvoir diagnostiquer l’ARFID, il faut que la consommation extrêmement limitée de nourriture entraîne au moins une des quatre conséquences suivantes.
- Une perte de poids significative ou une incapacité à atteindre le poids adapté à l’âge et à la taille de l’enfant ou de l’adolescent.
- Des déficits nutritionnels importants et des carences en nutriments pouvant entraîner d’autres pathologies graves. Par exemple le scorbut, dû à un manque de vitamine C, que l’on croyait éteint mais dont des cas ont été relevés chez des patients atteints d’ARFID.
- Une dépendance à des suppléments nutritionnels pour compenser les carences alimentaires.
- Des perturbations des relations sociales et de l’état psychique.
Un terrain génétique et familial
Selon les études disponibles, on estime que 0,3 % à 3 % de la population générale pourrait être concernée, 3 à 7 % parmi les enfants suivis en pédiatrie, mais il est probable que ce trouble soit encore sous-diagnostiqué. En revanche, on sait que la prévalence de l’ARFID s’élève fortement au sein des groupes d’enfants suivis pour une maladie métabolique comme le diabète (31 %). En termes de profils, on a observé que l’ARFID peut souvent affecter les enfants avec une hypersensibilité sensorielle, et notamment les individus autistiques, ainsi que des enfants ayant vécu une expérience périnatale traumatisante (réanimation, chirurgie...).
« L’ARFID a des causes multifactorielles, explique Véronique Abadie. Il pourrait être inscrit dans les gènes et, selon une étude suédoise, il pourrait être la pathologie psychiatrique la plus "héritable", devant l’autisme et la schizophrénie. On retrouve fréquemment un tempérament alimentaire très sélectif chez un des deux parents et, à cette base génétique, viennent s’associer d’autres éléments tempéramentaux (hypersensibilité, anxiété...) et/ou un traumatisme qui aura un effet déclencheur. »
Développer des solutions thérapeutiques adaptées
À l’heure actuelle, aucun traitement n’a fait la preuve de son efficacité et la prise en charge exclusivement psychiatrique se solde souvent par échec. C’est pourquoi les spécialistes s’accordent sur la mise en place de soins pluriprofessionnels (psychiatre, nutritionniste, psychologue, gastropédiatre, orthophoniste, psychomotricien) associés à une démarche d’éducation thérapeutique (avec par exemple des ateliers de cuisine) et à un soutien psychoéducatif familial. Si la reconnaissance de l’ARFID représente une avancée, il revient désormais à la recherche médicale et scientifique d’en approfondir la compréhension afin d’ouvrir des voies thérapeutiques permettant de lutter efficacement contre cette pathologie encore peu connue mais bel et bien installée dans notre société.
* Service de pédiatrie générale et maladies infectieuses, CRMR SPRATON « syndromes de Pierre Robin et troubles de succion déglutition congénitaux », Hôpital Universitaire Necker Université Paris Cité.
« Je mange un jour bleu »
Organisme dédié à l’étude des interactions entre le goût et les comportements alimentaires, l’Institut du Goût inscrit l’éducation sensorielle des enfants au cœur de sa démarche de pédagogie appliquée. « Les travaux que nous menons de longue date ont montré que l’éducation sensorielle réussit à lever des blocages chez les enfants aux comportements alimentaires sélectifs ou néophobes. Ce constat nous a incités à réaliser un test auprès d’enfants avec autisme car ceux-ci présentent des problématiques sensorielles se traduisant, notamment et pour 80 % d’entre eux, par des troubles de l’alimentation », explique Nathalie Politzer, directrice de l’Institut. Depuis 2021, son équipe développe et évalue un programme d’éducation sensorielle adapté, basé sur la découverte progressive de l’aliment. Baptisé « Je mange un jour bleu », ce programme a été filmé : une vidéo de synthèse extrêmement intéressante peut être visualisée en cliquant sur ce lien. « L’expérimentation a délivré des résultats positifs, y compris sur les enfants atteints de troubles du spectre autistique sévères, souligne Nathalie Politzer. Cela nous a permis de développer des outils opérationnels (formation, supports pédagogiques) destinés aux parents et aux professionnels de santé. » Au-delà des personnes avec autisme, ce projet soutenu par différents acteurs, dont Cultures Sucre, ouvre des perspectives pour tous les enfants présentant un trouble alimentaire de type ARFID.
À lire également : une interview de Nathalie Politzer pour Cultures Sucre
Pour en savoir plus :
Sur les sources scientifiques relatives à cet article : JABD 2024, Dossier des participants, p. 27.
Sur la prise en charge pluridisciplinaire de l’ARFID.
Sur les pistes d’études thérapeutiques.