Septembre 2022
Malgré un imaginaire préservé du plaisir alimentaire chez les personnes âgées, celles-ci font souvent face à un déclin sensoriel, en particulier olfactif [1] et à un isolement social à même de ternir le plaisir réel ressenti lors des repas. Or, la réduction des prises alimentaires qui en découle n’est pas sans conséquence à cet âge et peut conduire à une dégradation de l’état nutritionnel et à une fragilisation des individus. Dès lors, redonner son intensité à l’acte alimentaire est primordial. À travers une revue des études disponibles dans la littérature, le Professeur Charles Spence, chercheur en psychologie expérimentale à l’Université d’Oxford et le Chef Jozef Youssef, fondateur du laboratoire d’innovation culinaire Kitchen Theory à Londres, proposent un tour d’horizon des solutions envisageables.
Maximiser les sensations
Contrairement à la dégradation de la vision et de l’audition, les pertes olfactives et gustatives liées à l’âge ne peuvent être palliées médicalement. Afin de maintenir les sensations perçues lors de la consommation alimentaire, une première solution consiste donc à maximiser la flaveur des aliments. Toutefois, les études ayant évalué les quantités effectivement consommées avec ce type de solutions présentent des résultats disparates. Stimuler davantage les sens résiduels (dont le fonctionnement n’est pas altéré avec l’âge) constitue une autre option. En particulier, augmenter les sensations trigéminales [2], par exemple en ajoutant du poivre, du piment ou du gingembre, limiterait l’impression de fadeur souvent rapportée par les personnes âgées.
(Re)Créer une expérience multisensorielle
Les auteurs soulignent par ailleurs le caractère multisensoriel de l’expérience alimentaire et ses conséquences sur le degré de satisfaction des individus : ainsi, nous ne sommes pas seulement sensibles aux odeurs et aux saveurs des aliments, mais à une multitude d’autres stimuli sensoriels inconsciemment associés les uns ou autres, tels que les bruits familiers de l’environnement alimentaire (grésillements d’un steak qui cuit…), ou encore le toucher des aliments (velouté d’un fruit, chaleur émanant d’une tasse de café…). Cette expérience multisensorielle intégrative génèrerait une attente globale lors de la consommation d’un aliment, au sein de laquelle les saveurs et odeurs n’occupent finalement qu’une petite place. Pour peu que l’expérience alimentaire vécue soit suffisamment proche de cette attente, la satisfaction est au-rendez-vous. La représentation mentale globale formée par l’expérience vécue semble alors combler les cases non remplies par les sens défectueux. Dans ce contexte, la présentation visuelle des produits et l’environnement auditif se révèlent tout aussi importants que les seules saveurs et odeurs.
Ce concept d’expérience alimentaire multisensorielle a été éprouvé dans une étude menée dans une maison de retraite britannique par le Chef Jozef Youssef, qui a utilisé des glaces adaptées nutritionnellement comme vecteur d’enrichissement pour les résidents. Les saveurs développées (soupe à la tomate, cocktail de crevettes, os à moelle…), les images « rétro » projetées sur les tables et la musique d’ambiance datant du milieu du 20e siècle visaient à susciter un sentiment de nostalgie « positive » chez les participants (Visuel ci-dessous). Les données qualitatives préliminaires font état de retours très positifs, mais des mesures quantitatives sont maintenant attendues pour les confirmer.
Contrecarrer aussi les effets des altérations cognitives
Aux altérations sensorielles des personnes âgées s’ajoutent souvent des altérations cognitives, pouvant aller jusqu’à la démence comme dans la maladie d’Alzheimer. La perte de repères temporels associée à la réduction de la sensation de faim amène de nombreuses personnes âgées dans ces situations à oublier de manger. Des solutions sont ainsi nécessaires pour redonner des repères temporels. Un projet pilote mené en partenariat avec le Pr Spence a testé les effets d’un système d’alerte olfactive diffusant à l’heure des repas des odeurs alimentaires familières (jus d’orange, tarte aux fruits, plats de viande en sauce…) chez des personnes âgées à domicile souffrant de démence. Résultat : plus de la moitié des 50 patients inclus ont maintenu leur poids pendant les deux mois de l’étude, encourageant des études supplémentaires.
Redonner sa fonction sociale à l’alimentation
Enfin, si pallier les pertes sensorielles et cognitives que connaissent les personnes âgées constitue l’un des piliers du maintien de l’alimentation, la recherche de solutions contrant les méfaits de leur isolement social l’est tout autant. Dans les établissements de santé, les approches plus traditionnelles consistant à aider les personnes à s’alimenter en dédiant un membre du personnel à chaque repas se révèlent en général efficaces pour augmenter les apports alimentaires, mais restent coûteuses et donc peu implémentées. Pour les personnes à domicile pouvant se déplacer, le développement de clubs de déjeuners par des associations de seniors locales a été proposé, permettant à ceux qui le souhaitent de venir partager un repas et un moment ensemble à la mi-journée. En outre, en dépit du manque de familiarité général des personnes âgées avec les nouvelles technologies, de nombreuses recherches portent actuellement sur la « commensalité digitale », afin de redonner aux personnes âgées le plaisir de s’alimenter. La mise en relation des seniors recevant leur repas à domicile, via la création d’un réseau social sur internet par les prestataires préparant et livrant ces repas, fait partie des solutions qui pourraient être envisagées.
Dans une maison de retraite britannique, le chef Jozef Youssef a proposé aux résidents une expérience alimentaire multisensorielle, dans laquelle les saveurs des plats, les images projetées sur les tables et les musiques d’ambiance diffusées visaient à susciter un sentiment de nostalgie « positive ».
[1] Voir notre Brève précédente à ce sujet : Déficit olfactif en France : un trouble plus fréquent qu’on ne le croit
[2] Toutes les sensations qui proviennent du nerf trijumeau, indépendantes des voies gustatives et olfactives : le pétillant du gaz carbonique, le piquant de la moutarde qui monte au nez, le brûlant du piment, la fraîcheur de la menthe), l’astringence du thé, mais aussi la température des aliments. Source : Cité de la Gastronomie
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