Février 2024
Souvent présentés comme préjudiciables à la santé et à rebours des recommandations alimentaires plébiscitant les produits simples, les aliments dits “ultra-transformés” font débat. Pour éclairer la question, l’Institut Benjamin Delessert y a consacré une conférence scientifique animée par des experts pluridisciplinaires.* Décryptage.
Qu’est-ce qu’un aliment « ultra-transformé » ?
Un aliment dit ultra-transformé (AUT) est un produit alimentaire qui a subi plusieurs transformations industrielles complexes. La notion d’AUT est apparue en 2014 au Brésil, où a été mise au point la classification NOVA[1] qui est, à l’heure actuelle, le système le plus utilisé dans le monde pour catégoriser les aliments en fonction de leur degré de transformation. Elle répartit les aliments en quatre groupes.
- Les aliments non ou peu transformés (NOVA 1). Ce groupe comprend les aliments bruts (fruits et légumes frais, graines, viandes, poissons) ou qui ont subi une transformation limitée : découpe, séchage, broyage, filtration, torréfaction, mise sous vide, congélation...
- Les ingrédients culinaires (NOVA 2). Ce sont les produits alimentaires simples utilisés pour cuisiner à la maison, à l’image du sucre, du sel ou de la farine. Ils sont obtenus après une transformation mineure comme le barattage pour le beurre ou le pressage pour les huiles végétales.
- Les aliments transformés (NOVA 3). Ces aliments contiennent dans leur composition des ingrédients ajoutés (sel, sucre, huile) ou ont fait l’objet de transformations destinées à améliorer le goût et/ou la conservation : mise en conserve, fermentation des yaourts et fromages, fumage des poissons…
- Les aliments ultra-transformés (NOVA 4). Les AUT sont obtenus à l’issue d’étapes de transformations industrielles, impliquant souvent une importante liste d’ingrédients, dont des additifs (édulcorants, colorants, stabilisants, agents de texture et de conservation...), ainsi que des techniques complexes : cuisson-extrusion, hydrogénation, fractionnement, modifications chimiques...
Pourquoi transforme-t-on les aliments ?
Les opérations de transformation visent en général à améliorer le goût, la texture ou l'apparence d’un produit, à prolonger sa durée de conservation ou à en assurer la qualité sanitaire. Elles peuvent aussi être mises en œuvre pour améliorer le profil nutritionnel d’un aliment afin, par exemple, d’en faciliter la digestion ou d’y ajouter des nutriments spécifiques (vitamines, minéraux...). Ces transformations ont un impact sur la matrice alimentaire de l’aliment, autrement dit sur sa structure physique, chimique, sur la manière dont sont organisés ses composants, sur leurs interactions et sur la façon dont ils sont métabolisés par l’organisme.
Le pain en fournit un bon exemple. À partir des trois ingrédients de base (eau, farine, levure) on obtiendra un pain différent selon que l’on applique un pétrissage intense associé à une fermentation courte (baguette industrielle) ou, à l’inverse, un pétrissage court et une fermentation plutôt longue (baguette traditionnelle). Dans le premier cas, la mie sera légère et peu alvéolée tandis que, dans l’autre cas, la mie sera plus dense avec des parois alvéolaires plus épaisses. Autre conséquence liée au mode de transformation, la baguette blanche aura un index glycémique plus élevé que la baguette traditionnelle. « Avec la même matière première on peut donc moduler la façon dont va être digéré l’aliment », souligne Isabelle Souchon, ingénieure et directrice de recherche à l’INRAE.[2]
« Les services rendus par la transformation des aliments sont multiples, sachant qu’elle se pratique à toutes échelles : industrielle, à domicile, en restauration, explique cette spécialiste. Par exemple, on sait qu’il faut cuire le blanc d’œuf pour le rendre plus digestible. Les transformations alimentaires occupent un rôle clé dans les systèmes alimentaires modernes car elles accompagnent l’évolution des modes de vie. Elles permettent de répondre à la moindre disponibilité des ressources agricoles alors que les consommateurs attendent une plus grande diversité de l’offre alimentaire. Les techniques de conservation permettent de contourner les contraintes saisonnières. Certaines techniques de cuisson arrivent à réduire ou à éliminer des pesticides ou des agents pathogènes présents dans les matières premières, ou encore à améliorer la biodisponibilité des micro-constituants. » Ainsi, on a constaté que les vitamines et minéraux présents dans une tomate seront mieux assimilés à travers une sauce tomate industrielle que dans une tomate crue. Ou encore que des légumes conservés au réfrigérateur perdront plus de vitamines que s’ils sont congelés au plus près de la récolte. Enfin, le fait de cuire les pâtes al dente améliore la digestibilité de l’amidon et, par conséquent, la réponse glycémique (indice glycémique plus bas qu’avec des pâtes très cuites).
Enfin, dans un modèle de consommation de masse, les industriels recourent à des transformations souvent complexes et standardisées pour garantir la sécurité sanitaire, rendre l’alimentation accessible au plus grand nombre et en toutes situations, ou alors rendre les produits attractifs et favoriser l’innovation. Pour répondre à ces objectifs, des fabricants spécialisés ont développé un certain nombre d’ingrédients fonctionnels (additifs, auxiliaires technologiques) que l’on trouve dans les aliments ultra-transformés.
Les aliments ultratransformés ont-ils un impact sur la santé ?
Certaines transformations peuvent engendrer la formation de composés toxiques (comme l’acrylamide généré par la torréfaction), des contaminations croisées (métaux, micro-organismes, résidus d’emballages) et des pertes de nutriments (particulièrement la vitamine C). De plus, les AUT ont généralement une vitesse d’ingestion plus élevée ce qui induit une satiété moindre. Enfin, ces aliments sont souvent riches en calories, en sucre, en acides gras saturés et en sel. Les exemples les plus cités sont les boissons gazeuses, les céréales pour petit déjeuner, les plats préparés, les nuggets de poulet...
Plusieurs études épidémiologiques ont établi une corrélation entre les changements de matrice alimentaire dus aux procédés de transformation et la santé. Les premières interrogations ont porté sur des liens potentiels avec l’obésité et le surpoids, puis se sont progressivement élargies vers l’accroissement du risque aux maladies cardiovasculaires et métaboliques (diabète de type 2), à certains types de cancers, aux dysfonctionnements immunitaires, aux altérations du microbiote. Néanmoins les systèmes de classification permettant d’identifier les AUT, dont NOVA, font débat, notamment parce que la catégorie AUT prend en compte deux critères distincts : l’importance des opérations de transformation, d’une part, la composition de l’aliment et la présence d’additifs d’autre part. Dès lors, il devient difficile de faire la part des causes : sont-ce les transformations elles-mêmes, l’apport en excès des ingrédients ou les effets spécifiques de certains additifs qui ont un impact sur la santé ?
« De nombreuses études épidémiologiques montrent de façon claire des liens entre consommation d’aliments ultra-transformés et santé, confirme Isabelle Souchon. Mais pour mieux comprendre ces liens, il est essentiel de pouvoir disposer d’une classification plus robuste qui permette de séparer la formulation (ingrédients, additifs, auxiliaires technologiques) des transformations. Pour cela il est indispensable de mettre en place des travaux pluridisciplinaires. »
Les émulsifiants en question
L’intestin est colonisé par des milliards de micro-organismes formant le microbiote qui joue un rôle central dans la santé humaine. Comme l’explique le chercheur Benoît Chassaing (INSERM-CNRS, Paris) « les aliments interagissent de manière très étroite avec notre microbiote intestinal, laissant supposer que certains procédés de l’industrie agroalimentaire, et notamment l’utilisation d’additifs, pourraient impacter notre microbiote intestinal. » Les travaux menés avec son équipe ont montré que l’ingestion d’agents émulsifiants[3] contenus dans de nombreux produits de l’industrie agroalimentaire pourrait « altérer notre microbiote intestinal et son interaction avec notre intestin de manière à promouvoir l’apparition de maladies intestinales inflammatoires et de syndromes métaboliques. » À la suite de ces résultats, de nouvelles investigations ont été engagées.
Comment informer les consommateurs ?
Si les consommateurs portent aujourd’hui un regard critique sur les produits issus de l’industrie alimentaire c’est avant tout car l’aliment ultratransformé peut être perçu comme « artificiel », éloigné de l’aliment brut et de l’état de nature. « Les représentations s’articulent autour d’une suspicion à l’égard des aliments industriels et d’une valorisation du naturel, souligne Emmanuelle Lefranc, chercheure en sociologie de l’alimentation.[4] Toutefois, les incriminations abordent moins le niveau de transformation des aliments que la composition nutritionnelle. Et, bien que les termes "aliments ultra-transformés" soient de plus en plus cités dans les médias, ils restent peu usités par la population générale, comme en témoigne le peu de recherches faites sur google avec ces mots clés depuis 2009. »
Les études réalisées par les sociologues montrent que les consommateurs ont du mal à définir le terme « ultra-transformé » et/ou qu’ils ont tendance à l’associer à l’idée générale de « malbouffe ». Ainsi que le suggère Emmanuelle Lefranc, « la signalisation par un étiquetage dédié des aliments ultra-transformés semblerait nécessaire pour guider le consommateur face à la difficulté d’intégrer ces nouvelles catégorisations souvent contre-intuitives. » Ce qui nous renvoie inévitablement à la question de la pertinence des méthodes de classification.
L’enjeu est de taille car les connaissances scientifiques permettent d’orienter les politiques publiques de santé, qui se doivent également d’évoluer avec les progrès de la science. La question des AUT n’échappe pas à l’extraordinaire complexité des liens entre alimentation, nutrition et santé. Face aux limites des méthodes de classification et au manque de connaissances des interactions entre « ultra-transformation » et « ultra-formulation », les spécialistes s’accordent sur la nécessité de poursuivre les recherches avant de pouvoir déboucher sur des recommandations à intégrer aux politiques nutritionnelles et de santé publique Et, a fortiori, sur la manière de rendre ces recommandations accessibles, compréhensibles et acceptées par la population.
* La Journée Annuelle Benjamin Delessert (JABD) est une journée de conférences destinées aux diététiciens, médecins nutritionnistes, professionnels de santé, ingénieurs des industries de l’agroalimentaire et étudiants en diététique. Elle est organisée par l’Institut Benjamin Delessert qui est soutenu par l’interprofession sucrière. Lors de l’édition 2024 (2 février, Paris), la matinée a été consacrée au thème « Sciences des aliments : technologies, matrices alimentaires et nutrition ».