Interview - Décembre 2023
« La filière betterave-sucre française doit se préparer à renforcer ses positions sur le marché mondial. »
Co-auteurs du livre Géopolitique du sucre, la filière française face à ses futurs, les économistes Sébastien Abis* et Thierry Pouch* décryptent la nouvelle physionomie de la « planète sucre » et les atouts de la France pour y renforcer ses positions.
En quoi le marché mondial du sucre se différencie-t-il des autres grandes ressources agricoles ?
Sébastien Abis (SA). Avant tout, le sucre se distingue par les surfaces consacrées à la culture des deux végétaux dont il est issu, canne à sucre et betterave sucrière. Au total, celles-ci représentent à peine la moitié de la France hexagonale. Ce sont des surfaces peu étendues, concentrées sur des zones précises et souvent exposées à des aléas climatiques qui ont des répercussions sur le marché et sur les choix que font les pays producteurs en termes de répartition entre débouchés alimentaires et non alimentaires. Parallèlement, la demande croît continuellement car nous sommes de plus en plus nombreux sur terre. Depuis l’an 2 000, deux milliards de personnes supplémentaires se sont mises à table et sont à la recherche d’énergie décarbonée pour se déplacer.
Thierry Pouch (TP). Le sucre est un produit fortement internationalisé : 40 % de la production mondiale est mise sur le marché alors que les exportations de blé représentent 25 %, et le riz 7 à 8 %. Le caractère restreint des cultures de plantes sucrières conjugué à l’amplification des usages différenciés – sucre, alcools alimentaires et non alimentaires, bioéthanol... – contribue à l’extrême volatilité du marché du sucre. Enfin, à la différence des autres grandes cultures, la betterave doit être adossée à un outil industriel de proximité et à un procédé d’extraction de très haute technicité.
Quelles sont les nouvelles réalités de la géopolitique du sucre ?
TP. En premier lieu, nous avons été interpelés par l’extrême dynamique de la demande mondiale. Dans une période où l’on parle de réduire la consommation de sucre, le marché du sucre augmente de 3 millions de tonnes par an. Et la tendance devrait se maintenir sur la période 2030-2050. Ce marché attire de nouveaux acteurs, à l’image de la Pologne, qui recherche activement des investisseurs et, surtout, de la Russie, qui est devenue le premier producteur mondial de betteraves sucrières et s’est lancée dans la construction de sucreries. Comme avec le blé, la Russie a parfaitement saisi le revirement de la mondialisation.
SA. À court terme, ce sont les deux pays producteurs à surveiller de très près. L’Ukraine est également une source d’inquiétude pour la filière française. Comment l’Union européenne va-t-elle s’organiser si l’Ukraine rentre sur le marché intérieur ? Cette perspective mérite une évaluation approfondie des risques et opportunités ainsi que la mise en place de dispositifs adaptés. Mais il est clair que les Européens ne comprendraient pas qu’après avoir aidé l’Ukraine on lui demande de réduire sa puissance agricole...
TP. Pour autant, les craintes peuvent être nuancées. Par exemple, l’indice des exportations de viande de volaille ukrainienne est certes impressionnant (+146 % en 2022) mais il concerne des volumes très modestes. De plus, il faudra dix à quinze ans après la fin de la guerre pour restructurer l’appareil de production et, a fortiori, développer une filière sucrière. Sans compter les problèmes liés au processus d’adhésion. Nul ne sait aujourd’hui « quelle Ukraine » intégrera l’Europe, mais la filière française a le temps et les atouts pour s’y préparer.
Quel est le statut de la France sur le marché mondial ?
SA. Il est incontestable que la France contribue aux équilibres du marché, mais on ne peut la considérer comme un acteur déterminant. D’une part, elle fait face aux acteurs majeurs (Brésil, Inde, autres États membres de l’UE, USA) et aux acteurs émergents (Chine, Russie). D’autre part, en dépit de son histoire sucrière et de son potentiel, la France, n’est pas perçue, par une partie du monde, comme un acteur véritablement engagé. Du moins, les acheteurs n’ont pas toujours eu des certitudes sur son engagement en termes d’exportations.
TP. La filière française n’en conserve pas moins un positionnement honorable. Elle apporte au pays le quatrième poste excédentaire de sa balance commerciale, à hauteur de 700 à 900 millions d’euros selon les années. En outre, elle bénéficie d’une organisation de filière très solide qui lui donne la capacité de répondre à l’augmentation de la demande mondiale. Encore faut-il lui donner les moyens de relever les défis...
Justement, la filière betterave-sucre-alcool est-elle suffisamment reconnue en tant que levier de souveraineté ?
TP. À l’heure de l’autonomie revendiquée, notre production de sucre, d’alcools et de produits pour l’alimentation animale ne peut être extraite de la notion de souveraineté, tant aux plans alimentaire et non alimentaire qu’énergétique, avec le bioéthanol, et même sanitaire, comme nous l’avons expérimenté avec les besoins en gels hydroalcooliques. Aujourd’hui, l’importance de la filière française est reconnue par les autorités de tutelle, mais ce n’est pas toujours le cas pour les différents acteurs de la vie publique, y compris chez ceux prétendant aux plus hautes fonctions. Quant à l’UE, elle doit réexaminer sa politique agricole afin de maintenir les productions stratégiques.
SA. La prise de conscience de la dimension stratégique des questions agricoles, agroalimentaires et agro-énergétiques est grandissante. Mais le contexte exige de procéder à un rééquilibrage autour, selon nous, de trois axes : la cohérence dans les orientations et les décisions, la constance dans leur mise en œuvre et la confiance entre les parties prenantes. Tous doivent apprendre à mieux travailler ensemble, depuis les agriculteurs jusqu’aux décideurs en passant par les industriels, les administrations et les organismes experts. Il faut une vision plus large qui cesse « d’agricoliser » les problématiques pour véritablement les « socialiser ».
En va-t-il de même pour l’opinion publique ?
SA. Lorsqu’il prend son café, le consommateur ne sait pas ce qu’il y a derrière son morceau de sucre. La filière conduit sans relâche des actions d’information et de sensibilisation sur ce sujet, mais il y a un véritable combat narratif à mener, et cela demande une implication plus large. Il faut partir des planteurs pour remonter toute la filière avec l’appui d’acteurs institutionnels, un peu comme cela a été fait avec succès pour les produits laitiers. Aujourd’hui, la société a besoin de transparence et de sincérité : il ne faut pas occulter les questions nutritionnelles liées au sucre et il faut être porteur d’un discours sincère et accessible, même si le sujet est complexe. Le secteur gagnerait aussi à faire évoluer sa sémantique : on parle de « planter », « d’arracher » les betteraves alors que, dans les représentations, la canne à sucre s’élève avec grâce et souplesse vers le ciel...
Quels défis doit relever la filière française pour assurer son avenir ?
TP. Le mot clé est anticipation. Prenons l’exemple de l’Irlande qui, en amont de la sortie des quotas laitiers, avait développé une production suffisante pour se positionner sur le marché. Les acteurs de la filière betterave-sucre-alcool française sont parfaitement capables de le faire. D’autant plus qu’avec la production coordonnée de sucre et d’éthanol, ils disposent d’un outil de régulation efficace pour répondre aux orientations de la demande. Il faut continuer à convaincre les pouvoirs public et l’Union européenne que cette filière est un atout sur le marché mondial. Mais les acteurs de la filière doivent en être les premiers convaincus : ce n’est pas le moment de baisser la garde et, encore moins, de se laisser impressionner par les soubresauts de la planète sucre !
SA. Quel serait l’intérêt d’une France sans betteraves sucrières ? La filière doit rester forte sur cette conviction et sur ses valeurs. La betterave se destine à des usages utiles, qui ne peuvent être contestés en tant que tels. Face à un monde complexe, j’insiste sur la nécessité de jouer collectif à tous les étages. Au niveau des acteurs, des relations « public-privé », des convictions et des engagements vis-à-vis des marchés internationaux.