mars 2025
Socio-économiste, chercheur au Cirad [1] et titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde [2], Nicolas Bricas est un spécialiste des systèmes alimentaires contemporains. Le Prix Benjamin Delessert 2025 lui a été décerné dans le cadre de la Journée annuelle Benjamin Delessert (JABD). L’occasion de découvrir avec lui un champ de recherche inédit et passionnant.
L’édition 2025 de la Journée annuelle Benjamin Delessert s’est déroulée le 31 janvier, à Paris, devant un auditoire de plus de 500 personnes, présentes ou visio-connectées en direct. Cette journée de conférences scientifiques réunissant chercheurs, praticiens et professionnels concernés par les questions de nutrition est organisée par l’Institut Benjamin Delessert, auquel la filière betterave-sucre apporte son soutien depuis sa création en 1976. Le Prix Benjamin Delessert, remis pendant la JABD, récompense chaque année un chercheur de renom pour l’ensemble de ses travaux.
Sur quels aspects des enjeux alimentaires portent vos travaux ?
Le fait de conduire des recherches au sein d’un organisme public français et d’un organisme international me permet d’avoir une vision globale des enjeux alimentaires contemporains et, en particulier, d’interroger la durabilité du système alimentaire prédominant. En effet, celui-ci reste lié au modèle industriel occidental apparu à la fin du 19ème siècle et qui a connu une accélération après la seconde guerre mondiale avant de s’étendre progressivement aux pays non occidentaux. Or, nous en arrivons aujourd’hui au constat que ce modèle n’est ni généralisable à l’ensemble de la planète, ni durable dans les pays où il est historiquement prédominant.
Que recouvre pour vous la notion de durabilité ?
Primo, la dimension environnementale : la surexploitation des ressources et leur épuisement, l’effondrement de la biodiversité, les diverses pollutions (plastique, azote, résidus chimiques) et les émissions de gaz à effet de serre... Deuxio, la durabilité sanitaire, autrement dit les impacts sur la santé : nutrition (obésité, diabète...), cancers, maladies cardio-vasculaires et neurodégénératives, intoxications (plastique, perturbateurs endocriniens, PFAS [3]...). Tertio, la durabilité sociale : accroissement des inégalités entre l’amont agricole et l’aval de la chaîne alimentaire, iniquité dans la répartition de la valeur ajoutée. De plus, il faut savoir que le nombre de personnes souffrant de sous-alimentation est reparti à la hausse depuis environ six ans, y compris en France. Le changement climatique, la compétition sur les ressources et les conflits internationaux qu’ils génèrent sont directement impliqués.
Quel peut être l’apport des sciences sociales face à ces enjeux majeurs ?
Notre mission consiste à identifier, décrypter et rendre publics les mécanismes en jeu. Il nous appartient également d’explorer des voies de changement permettant d’y répondre. Mais pour avancer, il est indispensable de faire dialoguer des disciplines qui, bien souvent fonctionnent en silo, et d’impliquer tous les acteurs de la société : élus, administrations et décideurs de la vie publique, acteurs du système alimentaire, citoyens, organisations, experts... Par exemple, de manière concrète, nous diffusons des informations fondées sur des connaissances scientifiques qui permettent aux entreprises d’orienter leurs démarches RSE. Nous initions également des programmes de recherche conduits dans leur intégralité avec des partenaires publics ou privés. Autre exemple : la Journée annuelle Benjamin Delessert, dont j’ai eu l’honneur de recevoir le prix, est une opportunité pour partager ces notions avec un public plutôt familier des questions de nutrition et intéressé par les autres enjeux du système alimentaire. Il est vrai que la JABD offre un cadre approprié dans la mesure où elle porte attention à la dimension holistique de l’alimentation dont elle encourage l’approche pluridisciplinaire.
Les notions de « distanciation » et de « proximité » sont pour vous une clé de compréhension de notre système alimentaire. Pouvez-vous nous expliquer ?
C’est très simple. D’une part, les rapports du mangeur à son alimentation ont été impactés par une multiplication de distanciations : géographique (aliments venus de loin), économique (multiplication des intermédiaires), cognitive (perte de connaissance de l’agriculture et des aliments), sensorielle (évaluation par la vision plus que par le goût et l'odorat), sociale (affaiblissement de la transmission familiale versus influence des réseaux sociaux), politique (sentiment de déprise du consommateur sur son système alimentaire). Ces distanciations ont généré incompréhension, anxiété, voire méfiance vis-à-vis de l’alimentation. En réaction, les consommateurs cherchent à retrouver des proximités : locavorisme, circuits courts, fait maison, agriculture urbaine, éducation au goût, produits de saison... Ces initiatives traduisent la volonté de reprendre la main et, selon l’expression de Claude Fischler, de « ré-enchanter son alimentation ». Pour autant, tout aussi louables qu’elles soient, ces réponses ne suffisent à satisfaire les critères de durabilité... Je m’explique : un produit local ne garantit pas qu’il soit le fruit d’une production agricole ou de transformation respectueuse de l’environnement et/ou de l’équité des rémunérations. De même, une cantine scolaire qui privilégie les approvisionnements locaux est certes une réponse au besoin de proximité, mais qu’en est-il des garanties sanitaires liées aux residus de pesticides ?
L’équation est effectivement complexe. Comment proposez-vous de la résoudre ?
Le premier défi tient au déséquilibre entre le modèle prédominant, puissant et ancré, et les propositions qui viennent concurrencer ce modèle, à l’image de l’agroécologie. Pour aider la société à dépasser ces oppositions, il faut redonner du pouvoir au citoyen – en l’occurrence au mangeur – et remettre en débat notre système alimentaire. Par exemple, à travers des conseils de citoyens réunissant, à différentes échelles, politiques, scientifiques, acteurs économiques et consommateurs. Les leviers et modalités de mise en œuvre sont multiples et impossibles à résumer en quelques mots. Mais ils ont fait leurs preuves dans des pays comme le Canada ou l’Angleterre qui ont ouvert la voie. Le système alimentaire dont nous avons hérité répondait, en son temps, à un contrat social. Aujourd’hui, les enjeux vitaux de durabilité nous imposent de reconstruire, ensemble, un nouveau contrat social de l’alimentation.
[1]
Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement[2] Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture,
Chaire Unesco alimentations du monde[3] Substances chimiques très persistantes et présentes dans de nombreux produits (antiadhésifs, textiles, cosmétiques...).